Gangsta' Tribes
Santa INOUE s’est taillé une place incontournable dans l’industrie japonaise du manga (et dans le monde du hip hop) avec Tokyo Tribe 2, série désormais culte et qui rencontre également un succès important dans son édition américaine.
Les nuits sont agitées à Tokyo ces derniers temps. Le statu quo régnant entre les bandes se partageant en territoires les différents quartiers de la ville, est sur le point de voler en éclat. Sous la houlette des yakuzas et de leur puissant chef Bubba (pensez à une sorte de version sadique et pervertie du personnage du Caïd de l’univers Marvel), Merra le chef du gang des Wu-Ronz qui contrôle le secteur de Bukuro, s’apprête à déclarer la guerre aux Musashino Saru du quartier de Musashinokumi. Manipulé par son bras droit, obnubilé par sa haine de Kaï, son ami d’enfance membre des Saru, Merra est sur le point de déclencher une mécanique de violence irréversible. Et à ce compte là ce sont tous les gangs de la ville de Tokyo qui risquent d’être entraînés dans une véritable spirale sanglante de règlements de comptes...
Avec son univers illustrant un Tokyo alternatif fantasmé en champ de bataille pour « bad boyz », son côté « géopolitique urbaine » de la violence en groupe digne d’un indémodable classique du cinéma américain comme The Warriors (1979) de Walter HILL, Tokyo Tribe 2 possède indéniablement une personnalité à part dans le paysage du manga mainstream. Et références hip hop et ambiance « guerre des gangs » obligent, la série de INOUE fait également penser à des classiques du cinéma d’exploitation des années 90 comme le précurseur Colors (1988) de Dennis HOPPER, mais aussi Boyz in the Hood (1991) de John SINLETON, ou Menace II Society (1993) des frères HUGUES. Nous sommes donc clairement dans le registre du cinéma d’exploitation et de son cortège de séries B pleines de testostérone, le discours social et sur la violence en moins.
Les bases scénaristiques du manga d'INOUE ne dérogent d’ailleurs pas à certains fondamentaux du genre : un gang de vrais méchants en guise d’épouvantails, un gang de « gentils méchants » comme figures héroïques, une histoire d’amitié virile qui a mal tourné entre les personnages principaux, et une figure féminine en détresse au milieu, histoire de pimenter le tout... Si la prise de risque scénaristique n’est donc pas de mise, l’efficacité narrative au service d’un univers réellement original dans l’univers du manga, emporte immédiatement le morceau. Il ne faut pas plus d’une dizaine de planches à Santa INOUE pour ferrer son client et que l’on soit amateur ou non de hip hop, une fois le nez dedans, ça passe tout seul. Et en homme qui cultive sa différence, le mangaka s’appui sur un style graphique très « graffiti » pour porter son récit. Tout en dynamisme et d'apparence spontanée, son dessin ainsi que sa narration plutôt bien rythmée, s'appuient également sur un vrai sens de la mise en page et du découpage.
Si Santa INOUE, qui est né à Paris et y a vécu jusqu’à l’âge de neuf ans, se plaît à évoquer Tintin et Rahan comme BD de chevet de son enfance, Tokyo Tribe 2 en est manifestement bien loin. Les actes brutaux sont illustrés sans détournement et les têtes volent sans se faire prier dans les rues de Tokyo version INOUE. Une violence totalement exagérée et spectaculaire qui nous éloigne finalement bien vite de la réalité du Tokyo d’aujourd’hui et fait tendre la mise en scène de cette violence vers le guignolesque à plusieurs reprises, la scène de viol du premier volume en étant une illustration parlante. Si on peut un brin s'étonner que l'édition de Glénat ne propose pas un avertissement quant à la violence du manga, le titre se retrouvant dans des Carrefour au milieu de shônen et shôjo bon teint alors qu'il s'adresse à un public plus mature (seinen), il n'y a quand même pas matière à polémiquer sur cet aspect du travail d'INOUE (1). Tout ça, c'est pour le "feune".
Tokyo Tribe 2, de par ses partis pris stylistiques et son genre, ne fera pas l'unanimité, mais il trouvera assurément son public, et pas seulement pour son univers hip-hop. Santa INOUE connaît son affaire et s'il cherche à proposer un style graphique orginale, ses ambitions d'auteurs s'attachent avant-tout à ficeler une histoire, certes pleines de clichés inhérents au genre mais qui reste néanmoins addictive.
(1) L'édition américaine, chez Tokyopop, propose une solution "beaucoup plus moins bien" : la censure, avec vignettes et dessins floutés...