Plus que les nombreux bouleversements qu’a connus Shanghai dans son histoire récente, Jia Zhang-Ke témoigne avec I Wish I Knew son envie de savoir ce qui se trémousse dans l’esprit des gens qui ont vu les pages se tourner les unes après les autres. Celles et ceux qui ont été obligé de quitter Shanghai, celles et ceux qui ont survécu, qui ont échoué ou encore réussi dans une société faite de contradictions. A l’instar du procédé narratif d’un 24 City, Jia Zhang-Ke recueille les témoignages de personnes qui ont vécu les métamorphoses de Shanghai, décennies après décennies, et qui nous offrent par la même occasion de bouleversants témoignages noyés sous une certaine amertume. Repenser au passé pour faire le présent, son futur, un schéma narratif qui se prolonge également dans un projet de mise en scène intéressant, car armé d’extraits de films qui ont su capter l’essence même de Shanghai, que ce soit les images granuleuses prises sur le vif par Lou Ye à bord d’une barque pour Suzhou River en 1999, les discussions autour d’un thé dans Les Fleurs de Shanghai d’Hou Hsiao-Hsien la même année, les sentiments qu’on n’ose à peine s’avouer dans le classique Le Printemps dans une petite ville, réalisé par Fei Mu peu avant la naissance de la République Populaire de Chine ou encore les images soi-disant mensongères du Chung Kuo d’Antonioni, elles contribuent à offrir au film une belle réflexion autour de l’inspiration d’une certaine réalité, pour en faire un pur objet de cinéma et une observation finalement très personnelle de ce qui est capté. L'introduction avec en fond la musique revisitée de la légende des papillons amoureux est aussi de ces beaux moments-là.
Les extraits de films donnent donc aux témoignages une certaine intensité, bien que certains n’aient pas besoin d’illustrations pour toucher en plein cœur. La très élégante Rebecca Pan qui s’effondre au travers de ses souvenirs, pour finalement se repoudrer le visage hors-caméra et entonner avec dignité une chanson, ce vieil homme qui se souvient de son enfance et qui vit son père agoniser sur lui, ou encore ce membre de l’équipe shanghaienne du Chung Kuo d’Antonioni, conspué par les autorités chinoises après visionnage du résultat final, entre souvenirs nostalgiques, émus ou plus difficiles à digérés, certains témoignages vont droit au cœur. Pas tous, naturellement, dix-huit personnes c’est quelque chose. Mais plus qu’un simple docu-fiction, I Wish I Knew est aussi le témoignage de Jia Zhang-Ke sur le cinéma et son importance, magnifié par son art subtile du montage et par la photographie en scope HD de Yu Lik-Wai qui confère juste au sublime. Les extraits de films parsemés ici et là sont aussi la preuve que l’objet cinéma est le médium parfait pour alimenter la propagande, la force d’une ville, ses mutations, mais aussi ses beaux souvenirs nostalgiques. Aussi, les transitions entre les souvenirs des protagonistes montrent une Zhao Tao perdue dans le Shanghai d’aujourd’hui, en travaux, preuve de la construction-déconstruction-reconstruction d’une ville en bouleversement permanent. Dommage que ces séquences surlignent un peu trop cette idée de « bouleversement », malgré l’impression de chaos et de beauté qui s’en dégage, sous les nappes angoissantes en sourdine de Lim Giong.
En attendant un retour de Jia Zhang-Ke à la fiction pure et dure, I Wish I Knew demeure l’une des plus belles pages écrites par le cinéaste qui aura réussi tout au long de ces 2h20 à faire ressentir au spectateur l'intensité de certains morceaux de l'Histoire de Shanghai grâce ce qui est dit, ressenti, capté. En début de métrage, une dame assise à une table de Mahjong invite Jia Zhang-Ke et son équipe à « filmer à l’intérieur ». En fin de métrage, cette petite phrase, comme ça, l’air de rien, trouve tout son sens.
A noter que I Wish I Knew est à l'origine une commande pour l'Exposition Universelle de Sanghai.
Il y a une sorte d'ironie de voir les chinois commander un documentaire à l'un des réalisateurs parmi les plus controversés à une époque, "traqué" pour réaliser des films "pas adaptés au système" et à qui l'on demande donc aujourd'hui de réaliser un documentaire à l'occasion de l'Exposition Universelle de Shanghai. Une nouvelle preuve du chemin parcouru par Jia Zhang-ke et qui peut désormais tourner tout ce qu'il veut sans plus avoir à craindre la censure…
Et c'est bien là aussi le problème de son cinéma depuis "The world"…"privé" de son impact, le cinéma de Jia ne s'en est jamais véritablement remis, même s'il a certes du mérite à vouloir témoigner de plus en plus de sa société au fur et à mesure de ses films-documentaires plus ou moins réussis.
Suite à son précédent "24 City", Jia récidive avec un même procédé en mêlant des vrais témoignages colportés par des vrais ET des "faux" témoins, c'est-à-dire pris sur le vif ou re-pris par d'autre personnes, qui récitent ce que d'autres témoins ont dit par ailleurs. Cette fois, il décide donc de raconter "Shanghai, la belle", c'est-à-dire de raconter la ville de Shanghai de ces 100 dernières années à travers les souvenirs et les témoignages de petits gens ou personnages plus célèbres avec un focus sur des métiers artistiques et plus spécifiquement cinématographiques. Un procédé, qui rappelle un tout petit peu celui de "L'Histoire du Japon raconté par une hôtesse de bar" d'Imamura, le parfum de scandale en moins avec un personnage, qui se réapproprie finalement l'Histoire en se rappelant l'Histoire à travers son propre vécu et non pas les faits historiques généralement colportés dans les livres…Une manière intéressante au sein d'une nation, qui mise justement tout sur une vision imposée…
Evidemment, ce genre de procédé atteint rapidement ses limites, tout d'abord en couvrant une période historique aussi large…survoler tant d'années en un peu plus de deux heures est mission impossible – surtout avec tout ce qui a pu se passer dans cette ville…dont on ne saura finalement pas grand-chose. Ensuite, c'est la qualité des témoignages, qui varie forcément en fonction des interlocuteurs interrogés. Et force est de constater que beaucoup des intervenants "plus anciens" ont la fâcheuse habitude de dévier de leur sujet principal en se rappelant des petites anecdotes totalement inintéressantes, comme de savoir quelle robe portait telle belle-sœur à tel mariage…C'est évidemment avec émotion que l'on retrouve quelques fortes personnalités, qui en ont des choses à raconter sur ce qui sera sans aucun doute les dernières années de leur vie…mais – une fois de plus – tout n'est pas bon à garder au sein d'un documentaire avec un focus précis.
Enfin, projet artistique oblige, Jia a également voulu rajouter une touche plus "auteurisante" en faisant défiler sa "muse" Zhao Tao en robe mouillée rendue transparente dans un Shanghai en pleine construction. De son propre aveu (en interview), il a voulu lui faire incarner le fantôme d'un ancien amour perdu (pour une personne, pour un certain type de cinéma…)…mais franchement, ces "intrusions" sont plus énervantes qu'autre chose au sein de la collection d'interviews.
Une idée intéressante mise en parallèle avec l'Exposition Universelle en elle-même, mais au résultat trop hermétique pour vraiment convaincre – et surtout au cinéma !!
Ma persévérance à regarder les films de JIA Zhang Ke ne m'a pas encore apporté de réelle satisfaction mais il faut reconnaître que je trouve ses films plus supportable qu'avant depuis Still Life, ceci étant en partie dû à des cadres plus travaillés, une image plus esthétique (merci YU Lik Wai). Mais ceci ne change pas grand chose au fait que le contenu pêche toujours par son côté délayé. On a l'impression d'une oeuvre qui n'aurait pas subi de "tri" au montage. Ces qualités et défauts sont encore valables pour ce dernier docu. Les témoignages sont loin d'être tous intéressants même si pas désagréables à suivre, je pense qu'il aurait été possible de faire un docu plus percutant, mais peut être est ce le fait que ce soit une commande officielle qui a quelque peu limité le contenu des témoignages. En résumé I WISH I KNEW correspond bien à son auteur, tout comme 24 City il se laisse regarder sans problème mais le réalisateur n'est pour moi toujours pas à la hauteur de sa réputation.
ps: bonne bande son de Lim Giong, ambient/electro