François | 4.25 | Eloge de la simplicité |
Ghost Dog | 4 | Carpe Diem |
Ordell Robbie | 3.5 | Le Grondement de la montagne |
Tenebres83 | 3.75 |
Ang Lee signe avec Brokeback Mountain son film le plus abouti, justement récompensé à travers le monde. D’une sensibilité et d’une limpidité impressionnante, il plonge avec justesse dans une Amérique des grands espaces dont la liberté apparente n’est que relative, du fait d’une société très conservatrice et violente qui condamne tout comportement en dehors de la norme. Vivre à deux dans un ranch lorsqu’on est homosexuel ? Oui, mais on peut se faire zigouiller à tout instant par un abruti qui a lancé une expédition punitive contre vous. Alors, tenter de vivre comme les autres et exprimer sa passion en cachette ? Oui, mais on sème le malheur tout autour de soi, à commencer par sa propre frustration. Faut-il donc prendre des risques pour être heureux, ne serait-ce qu’un temps limité ?
Cette méditation sur la vie est contée sur une période de 20 longues années, impeccablement portée par 2 acteurs en état de grâce qui rendent le film inoubliable. Et c’est le cœur serré que l’on quitte ces 2 cowboys qui ne sont pas parvenus à temps à prendre la bonne décision.
Après un wu xia pian de Musée Grévin et un film de superhéros intéréssant mais bancal, Ang Lee offre avec Brokeback Mountain un mélodrame de très bonne facture et accessoirement un film rappelant qu'il fut aussi le réalisateur du beau et glaçant The Ice Storm. Le charme et la plus grosse limite du film se situent dans son rapport au western. La singularité du rapport du film au genre est un refus de toute question d'historicité très singulier dans le cinéma américain actuel. Presque tous les auteurs américains ayant cherché à aborder le genre ou ses thèmes ces dernières années ont en effet cherché à se positionner par rapport au passé cinématographique du genre. Tenter de maintenir en vie le western classique, revisiter le genre avec l'ironie de celui qui passe après, reprendre des grands motifs et thèmes du genre dans un contexte différent par exemple. Tout serait pourtant propice sur le papier à ce type d'approche "historique" : le look cow boy fait partie de l'imaginaire érotique gay et le style de mise en scène d'Ang Lee comporte en surface quelques-uns des clichés visuels du genre.
Mais Ang Lee ne cherche ici le plus souvent ni citation, ni déconstruction, ni mimétisme du passé du genre. Pas besoin de faire venir tout cela car les troupeaux, les rodéos, le look cow boy, tout ceci émerge naturellement de l'environnement géographique et historique du film. Ce n'est pas un western mais un mélodrame se situant dans un univers cow boy. Mais lorsqu'Ang Lee place ses personnages dans ses cadrages de près, qu'il laisse se dilater les champs/contrechamps, Ang Lee retrouve le sens de l'intime des passages de westerns classiques où les personnages se dévoilent face au comptoir. Et cette sobriété faussement académique se retrouve parfois trouée de mouvements de caméra plus nerveux soutenant des moments intenses tels le premier contact amoureux ou le rodéo. Ang Lee est bien moins heureux dans l'utilisation un peu trop systématique d'un cliché visuel de base du genre: le panoramique. Dans les passages montagneux, ce dernier vire au tic de mise en scène, les plans se transformant alors en affiches publicitaires Malboro sur grand écran. Ceci n'empêche néanmoins pas Brokeback Mountain d'etre un mélodrame dans lequel retenue ne rime pas avec froideur. De ce point de vue, malgré quelques effets de jeu grossissant inutilement le trait, le film est porté par un Heath Ledger et un Jake Gyllenhaal tous deux excellents à l'image de l'ensemble du casting.
Et le film se veut le récit d'un monde fait de contraintes étouffantes. On pourrait à première vue voir dans le film un tableau d'une Amérique profonde peu perméable au changement historique dans un monde en pleine libération des moeurs. Spoilers La grande tension narrative du film vient en effet de la question de savoir si l'on dissimule son homosexualité derrière une vie rangée en ayant en cachette des instants fugaces de bonheur ou si on la vit à ciel ouvert quitte à en payer le prix. Fin Spoilers Mais de toute manière il n'y avait pas non plus à l'époque de lieu permettant une homosexualité à ciel ouvert dans les grandes métropoles côtières. Du coup, les zones montagneuses du film prennent leur sens plein de refuge face à un monde hostile. Un monde qui que l'on soit gay ou pas est monde de carcans. Les contraintes du couple, celles de la cellule familiale, le normes de virilité de l'Amérique profonde se révèlent dans le film des plus aliénantes aussi bien pour nos deux gays non avoués que pour leurs compagnes.
Spoilers On se doit de subir des fréquentations amicales à l'esprit fermé, une vie de couple sans intensité voire en forme de cauchemar, une vie professionnelle en forme de façade, des beaux-pères se prenant pour des chefs de famille bis quand l'alcool n'est pas le seul moyen de noyer son désespoir. Ici volontaires dans la séduction, les jeunes femmes sont les victimes collatérales du secret du titre français du film. Fin Spoilers Tous se retrouvent finalement égaux devant le caractère écrasant du carcan du couple et de la famille. Spoilers Du coup, le Mexique devient ici un lieu improbable où en passant la frontière on peut vivre sa différence, une différence que des codes de virilité bien intégrés peuvent rendre difficile à accepter lorsqu'on la découvre. Fin Spoilers
Outre ses petites limites formelles, le film a parfois la main lourde comme lors des mise en parallèle des situations des personnages par le montage, Spoilers du surlignage de la façon dont le look rodéo d'une femme peut évoquer à un gay le souvenir de l'homme aimé Fin Spoilers ou avec quelques personnages secondaires caricaturaux. Sans parler d'un pathos inutile des cordes et du jeu d'acteur dans une séquence de face à face Spoilers scellant définitivement le caractère impossible de l'amour des deux cow boys Fin Spoilers ou d'une stylisation peu inspirée de quelques flash backs. Enfin, le film rate l'occasion de s'achever sur un moment sublime de noirceur -Spoilers la scène chez les parents Fin Spoilers- en s'étirant à coup d'une fin pas inintéréssante par rapport au propos du film mais moins puissante.
Ceci dit, les qualités du film lui font finalement emporter le morceau à coup de quelques moments de cinéma émouvants. Et Brokeback mountain de confirmer Ang Lee comme un cinéaste inégal, à la frontière de l'académisme et tombant parfois dedans. Et qui a défaut d'être grand se révèle des plus singuliers et éclectiques. Pas si mal déjà...