Des maux d'Amour
Au moment de mon séjour au Cambodge pour rassembler une programmation cinématographique du pays pour le compte d'un festival en septembre 2010 paraissait une biographie de "Bophana", que l'éditeur vantait d'être la "Anne Frank du Cambodge". Non seulement, cette comparaison est franchement tirée par les cheveux, mais le génocide des khmères rouges est absolument pas à rapprocher du conflit de la Seconde Guerre Mondiale…
Mais cette démarche commerciale s'inscrit dans une logique incontestable en dévoilant non pas la méconnaissance du conflit par les auteurs (ose-je espérer pour ne pas avoir lu le très mince ouvrage), mais plutôt pour se baser sur la méconnaissance du public en général.
Que savons-nous réellement du génocide advenu entre 1975 et 1979 au Cambodge ? Sans aucun doute bien moins, que ces grands messieurs des Nations-Unis, qui auront quand même admis l'entrée à leurs côtés des principaux responsables khmères rouges jusqu'au début…des années 1990 ! Quant à chercher les débuts de ce conflit, il suffit de chercher une nouvelle fois des côtés des…Etats-Unis, seuls responsables de l'armement des principales troupes pour lutter contre les "méchants cocos"…bref…un autre de ces nombreux conflits, nés du seul jeu de deux (voire trois, si l'on compte la Chine, pas très innocente non plus) superpuissances.
Bref…saluons une nouvelle fois les efforts d'hommes tels que Rithy Panh pour oser briser le silence, aller contre certains tabous et entamer le douloureux travail de reconstruction en entamant celui de la douloureuse remémoration et de Mémoire.
C'est au cours de ses longues recherches dans les Archives du centre de détention de Tuol Sleng, ce centre de détention en plein cœur de Phnom Penh, qui a vu défiler plus de 22.000 prisonniers et dont seuls 7 sont dits n'avoir pu échapper. Le lieu, un ancien lycée, a été transformé depuis en une espèce de Mémorial, un lieu de Mémoire, très simple, où quasiment rien n'a été touché, où l'on peut se balader entre les trois bâtiments principaux pour mesurer l'étroitesse des lieux, où se baladent quelques instruments de torture rouillés, des pots qui servaient à assouvir les premiers besoins des prisonniers enchaînés et surtout, surtout les milliers des photos pris au moment de leur incarcération des prisonniers. Des milliers de visages, qui regardent droit dans la camera, droit vers vous, le visage tantôt horrifié, tuméfié, effronté, abattu…sans se douter – pour la plupart – qu'ils ne se trouvent qu'à quelques heures de leur mort.
Tous ont été soumis à d'innombrables heures de torture au cours desquelles ont tentait de leur arracher des faux aveux…comme quoi ils étaient des espions au compte de la CIA, bafouaient le régime des khmères rouges ou avaient simplement trahis la nation.
Ces carnets sont encore aujourd'hui consultables et l'énormité de ces aveux ne peut que frapper le visiteur, comme celui d'avoir voulu nuire la Nation en gaspillant volontairement des rouleaux de tissus en fabriquant des vêtements ou avoir nourri les poules du voisin avec des gravats pour el faire mourir de faim…
L'histoire de Bophana est l'une des milliers du centre de Tuol Sleng et l'une des centaines de milliers de victimes (le nombre de victimes au total est estimé à plus de 1,6 millions, soit près d'un quart de la population cambodgienne de l'époque). Son tort ? Avoir continué, au-delà de son incarcération, d'envoyer des lettres d'amour à son fiancé. Une histoire, qui a profondément ébranlé Rithy Panh, qui en a fait son combat tout personnel en la racontant par le biais de ce documentaire et en ayant donné son nom au Centre de Ressources qu'il dirige aujourd'hui au Cambodge pour continuer le travail de collecte de la Mémoire.
Toute la première partie retrace donc rapidement l'historie de la jeune femme et de son fiancé Sitha sur les preuves, qui restent, mais également les témoignages des rares gens de leurs familles respectives à avoir survécu. A travers leur histoire particulière se dessine évidemment celle des centaines de milliers d'autres morts et c'est donc tout naturellement, que Panh interroge d'autres témoins de l'époque. Une fois de plus, il intègre le remarquable travail de l'artiste et peintre Van Nath, déjà aperçu dans son précédent "Cambodge, entre guerre et paix" et personnage principal de son futur "S-21" et l'on assiste d'ailleurs à la toute première confrontation entre l'artiste (l'un des 7 survivants) et l'un de ses bourreaux, Houy, que l'on retrouvera également dans le futur "S-21" et dans l'ouvrage écrit encore plus terrible tiré du film. Au cours de cette première rencontre, il confirme que tout ce que Van Nath ait dessiné soit absolument vrai, mais insiste que lui-même n'avait été responsable que de 5 meurtres, se contentant de "livrer les prisonniers", qui étaient exécutés "à coups de pioches dans le crâne" par souci d'économiser des balles…la plupart n'étaient d'ailleurs pas morts en étant jetés dans les nombreux charniers. Dans "S-21", il reviendra finalement sur ses premières paroles, en avouant avoir tué des centaines, voire des milliers de prisonniers…
Bref, aussi douloureux et insupportable qu'est ce genre de documentaires, aussi important est-il également à ressusciter le souvenir pour tenter un tant bien que ce soit d'éviter ce genre de conflits dans ce pays et d'autres partis du monde…Ce qui est malheureusement, en raison de la Nature Humaine, parfois peine perdue…
Ce film est visible en fin de visite de la prison de Tuol Sleng ou sur l'excellent coffret de Rithy Panh édité par Les Editions Montparnasse.
