Sur un sujet aussi glissant, Lee Chang-Dong s'en sort merveilleusement. Le scénario ne souffre vraiment d'aucun défaut et est parfaitement maîtrisé d'un bout à l'autre. Il prend soin de bien développer ses personnages, sans tout balancer d'un coup, laissant la découverte s'installer petit à petit, dévoilant certains aspects tantôt anodins tantôt surprenant sur chacun. Ainsi le film choque plus fortement et est réellement convaincant.
Encore une fois, le duo gagnant de Peppermint Candy en mettent plein la vue ; Tout d'abord Seol Gyeong-Gu, qui est tout simplement parfait, dont toutes les mimiques rendent son personnage plus naturel, et surtout, Moon So-Ri, épatante et d'une force dramatique impressionnante ; le rôle, non seulement difficile dramatiquement, doit être physiquement insupportable à jouer, avec des gestes vraiment pas évidents à simuler ; mais elle le fait tellement bien que tout le monde (ceux qui la connaissaient pas) pensaient qu'elle était réellement handicapée, jusqu'au moment où elle joue sa première scène normale, ou elle a épaté tout le monde. En parlant de ces scènes où elle devient une personne « normale », c'est à mon goût une très bonne initiative du réalisateur, car non seulement ca extériorise la douceur de la relation entre les deux personnes, mais également ca ajoute des précisions sur la mentalité de la jeune fille, qui finalement pense comme tout le monde, malgré son handicap plutôt de l'ordre de la coordination entre le cerveau et le corps
En outre, chaque autre interprète est correct, très convaincant, avec en outre Ryu Seung-Wan qui, malgré un nombre de scène peu élevé dans le film, montre qu'à part réaliser des films (No Blood No Tears, Arahan), il sait aussi jouer dedans. Ce qui agréable également, c'est qu'avec le développement des personnages, chaque acteurs a les moyens de montrer ce qu'il vaut et donner l'ampleur dramatique nécessaire au film.
Donc au final un film bien fort, très puissant dans son expression, sans défaut, avec un couple d'acteurs merveilleux
Oasis ne risque pas de dégager un consensus cinéphile en sa faveur: le thème choisi risque de preter le flanc à des accusations de voyeurisme, certains auront l'impression que le film se moque de ses personnages, les cyniques s'en prendront aux passages oniriques et à la narration naive de type conte de fée ainsi qu'au recours à des situations de type mélodramatique. Ce qui n'empêche pas Lee Chang Dong de négocier habilement un virage sinueux et de confirmer qu'il est un cinéaste qui compte dans le paysage coréen.
La première grande qualité d'Oasis est son usage bienvenu de l'humour: le film est très drole mais ne suscite jamais le rire aux dépends de ses personnages. Cela vient du fait que le comique du film nait du choc entre le monde extérieur et la naiveté de ses héros: la scène où l'on voit Jong Du suivre à moto une équipe de tournage filmant un couple huppé au volant d'une décapotable et ne pas comprendre les injonctions du réalisateur de se retirer du cadre ou encore le meme arretant des passants pour leur demander de prier pour lui font partie des nombreux moments de rire digne qui parsèment le film. Ce dernier aspect contrebalance le choix d'une narration et de situations typiques du mélodrame (les scènes de conflit entre la famille et Jong Du à cause de ses gaffes, la présentation de la "promise" à une famille médusée), en meme temps qu'il fait écho au cheminement de Jong Du et Gong Ju afin de créer à l'intérieur d'une société hostile un pré-carré où ils pourraient vivre leur amour comme les autres. Oasis est justement l'histoire de deux individus cherchant à s'extérioriser: Gong Ju semble du fait de ses attitudes outrées, quasi-primitives la plus extériosée alors qu'elle est prisonnière de son corps et de ses convulsions tandis qu'un Jong Du est très timide meme s'il donne l'impression de prendre les initiatives avec elle. Alors qu'à première vue on verrait en Jong Du un etre désireux de faire surgir la capacité à aimer chez l'autre, la libération du film est d'autant plus intéréssante qu'à double sens (ce n'est pas une relation de domination masculine d'autant que Jong Du appelle Gong Ju "Son Altesse" la mettant ainsi sur un piédestal). Comme dans Green Fish, le film s'ouvre avec le personnage principal revenant d'une expérience éprouvante (l'armée dans Green Fish, la prison ici) en utilisant les transports par voie ferrée. Mais là où les deux précédents films du cinéaste montraient des individus broyés par les changements historiques il va ici s'attacher à montrer comment des individus peuvent survivre et vivre dans un monde hostile.
Dans le meme ordre d'idées, Lee Chang Dong nous encourage à voir en son film une réflexion sur la frontière entre l'individu et le role qu'il joue: les scènes où Gong Ju lasse se met à agir de façon "normale" laissent à penser que la difformité serait un role qui l'emprisonnerait et l'empecherait d'exprimer ce qu'elle est, de la meme manière Jong Du joue à l'etre qui retient ses émotions qu'il libèrera au cours de son explosion du sentiment amoureux. Cette frontière est également celle où se situe un film ni cynique ni pathétique. La concrétisation des désirs des personnages -la frontière désir/concrétisation est une autre frontière du film- a lieu lors de scènes quasi-révées (qui du coup ne sont pas des facilités mais des éléments cohérents avec la thématique du film), la scène où les amoureux dansent dans la chambre entourés d'une servante indienne et de l'éléphant du tapis notamment. C'est le personnage de Gong Ju qui charrie d'un autre point de vue la dimension de conte du film: ses airs ahuris face aux ombres portées des arbres que le vent fait vibrer qui se projettent sur le fameux tapis évoquent les peurs primitives des héros de contes de fée (ce que confirme la signification de son prénom en coréen: princesse). Et c'est cette peur que Jong Du va supprimer en elle au cours d'une magnifique scène finale (de ce point de vue, le générique où l'on voit les ombres du tapis disparaitre progressivement est une belle métaphore de ce processus).
Mais outre des acteurs en grande forme (un Sul Kyung Goo égal à lui-meme et une Moon So Ri fort justement récompensée à la Mostra) qui font beaucoup pour la réussite du projet en évitant les écueils du pathétique et du sordide et en portant dans chaque plan le film sur leurs épaules, la grande force du film est sa mise en scène qui ne semble faire qu'un avec le personnage de Jong Du: on est dans un style dynamique rythmiquement (à l'opposé de l'aspect plus contemplatif des précédents films du cinéaste) et les effets sont soigneusements pesés (focales discrètes entre autres). Lorsqu'une caméra se penche vers le bas, c'est pour suivre le regard de l'acteur et les moments en caméras portées ont un coté léger à l'image du ton du film. Mais c'est lors des face à face avec Gong Ju que cette fusion caméra/personnage est très marquée: au début, lorsqu'elle est dans le champ, la caméra fait un contrechamp rapide sur Jong Du. A son image, le spectateur a envie de se détourner de celle qui l'effraie et au fur et à mesure du film elle prendra une place croissante dans le cadre suivant ainsi le mouvement de son amoureux effrayé. Le film choisit de prendre le parti de la naiveté de ses héros et de nous l'imposer contre le regard de la société. A ce stade, il y a le risque d'un film trop maitrisé. Lee Chang Dong le contrecarre par une narration dont la fluidité s'oppose au dispositif très (trop?) voyant de Peppermint Candy et quelques beaux moments de liberté: la danse du couple au milieu des embouteillages, la scène du karaoké où Gong Ju n'arrive pas à chanter suivie de la libération par le chant dans le métro, celle où un Jong Du en fuite menace une jeune femme (sans arme mais vu qu'il a l'air anormal elle se comporte comme s'il s'agissait d'un voyou, ce qui fait partie des observations acerbes de Lee Chang Dong sur la société coréenne) simplement pour téléphoner à Gong Ju sur son portable. Cette liberté qui se retrouve dans une conclusion dont Lee Chang Dong laisse au spectateur la liberté d'interpréter la teneur (optimiste dans son esprit selon moi malgré les apparences, je ne développerai pas pourquoi car je risquerai de trop déflorer le film).
SPOILER Le reproche que l'on pourrait faire au film concerne sa sous-intrigue relative aux raisons de l'incarcération de Jong Du et le passé de Gong Ju: certes, elles permettent de mieux comprendre les motivations des personnages mais la façon dont les révélations sont amenées par le scénario est celle d'un coup de théatre faisant pièce rapportée dans un récit simple et fluide. FIN SPOILER Le score très moyen du générique de fin et la chanson sirupeuse du karaoké ne nous font de plus pas regretter le peu de recours du film à la musique. Reste néanmoins qu'Oasis demeure à la hauteur des attentes légitimes suscitées par ses récompenses vénitiennes et sa bonne réputation critique. Les Coréens ont d'ailleurs offert un beau succès public à un des films (avec le Hong Sang Soo et le Im Kwon Taek) survolant les débats du cinéma coréen cuvée 2002.
Bande annonce
Lee Chang-Dong ne filme jamais les gens comme « tout le monde », comprenons, dans la normalité. Un homme suicidaire dans Peppermint Candy, une mère qui tombe peu à peu dans la folie dans Secret Sunshine et dernièrement, une grand-mère atteinte d’Alzheimer dans le sublime Poetry. Oasis, ce sont deux handicapés qui tiennent les rennes dans une société guère prête à les accepter ou même les comprendre. L’un (Jong-Du) est handicapé mental léger, tandis que l’autre (Gong-Ju) est atteinte de tétraplégie. Oasis, c’est leur histoire d’amour à travers autant d’étapes d’incompréhension que de maladresses et de découvertes. La découverte d’un monde où l’on se sent pousser des ailes, où l’émancipation purement physique (sortir de chez-soi) entraîne l’émancipation psychologique ou mentale, comme lorsque Gong-Ju, auprès de celui qu’elle aime, se met subitement à se lever de son siège. Par l’intermédiaire de sa mise en scène une nouvelle fois pleine de sens et de significations, Lee Chang-Dong crée l’illusion, possible uniquement dans la tête des deux handicapés et du spectateur. Ce genre de moments bouleversants place le cinéaste en tant que grand humaniste, critique, qui ose défier les tabous de la société coréenne. Simplement, la finesse de son écriture et sa direction d’acteurs atteignent de doux sommets qu’une concurrence arrive parfois à atteindre péniblement. Mention aux superbes instants oniriques, aux poussées soudaines de violence (le frère de Jong-Du lui donnant une correction), à l’horreur que l’on ressent face à l’incapacité de Gong-Ju de communiquer lorsque prise par le stress et l’anxiété, notamment en fin de métrage. Cette incommunicabilité est palpable tout du long, tout comme la gêne ressentie par les différentes familles. Il faut dire que Jong-Du agit de manière bien maladroite, mais tout le monde semble oublier qu’il reste un malade qu’il faut en permanence encadrer. Ca s’appelle le social.
Et Moon So-Ri, actrice infiniment courageuse dans une décennie qui ne laisse aucune place à la médiocrité de l’apparence. Elle parvient à ne jamais être ridicule, qu’importe le manque de confort de son interprétation et la gestuelle qu’elle doit en permanence adopter. Un incroyable pied de nez aux jeunes actrices qui pensent que crever l’écran, c’est poser. Finalement, la seule déception du film est de le voir se terminer par une insupportable chanson. Qu'importe, Lee Chang-Dong est déjà un grand.
Avec un sujet aussi « casse gueule » que celui d’une histoire d’amour entre deux handicapés, avec un choix d’un film de plus de 2 heures sans aucune musique pour immerger le spectateur et dramatiser ses options de mise en scène, Lee Chang-Dong nous offre là un film d’une maîtrise quasi exemplaire qui, au-delà d’un discours social évident sur le « droit à la différence » et l’état de droit du conformisme, pose avant tout la question du fantasme et de sa permanence, de sa nécessité comme moteur de la condition humaine, de sa nature floue entre la réalité et le désir d’une autre réalité. Dialectique du fantasme en quelque sorte puisque de façon apparemment paradoxale le personnage de Gong-Ju rêve sa normalité dans une fantaisie amoureuse –l’amour fantasme par excellence- là où son affiche d’oasis jaunie, accrochée sur un des murs de son appartement, ne représente plus que la banalisation du fantasme, sa normalisation sociale et donc sa négation en tant qu’ailleurs possible. En toute logique ce désir d’amour partagé entre les deux personnages principaux, ce fantasme de communication qui cherche à devenir vrai, ne peut qu’être porteur de drame car heurtant le sens commun, allant à l’encontre de ce que l’on vend à longueur de journées comme étant le fantasme par excellence : les amoureux en devenir ne sont pas beaux, ils sont affligés d’handicaps vécus comme un poids par leurs proches, ils sont la négation même de l’idée la plus vendue du fantasme, la négation d’un « bel » amour, du glamour. Le spectateur est aussi mis dans la même position que lesdits proches, aucun artifice de mise en scène ne vient atténuer le rejet instinctif que procure la vision de Gong-Ju et Dong-Ju. Dès le départ Lee Chang-Dong instaure une distanciation toute non hollywoodienne envers ses protagonistes, nous interdisant de nous construire notre fantasme de cinéphile –une love story- à l’aune d’une imagerie éculée (elle est belle, il est beau, ils s’aiment). On est heurté, on est capté, on contemple cette relation à la frange de la société sans avoir le droit de s’y identifier, à la frontière entre la réalité (les handicaps) et le fantasme (les scènes ou Gong-Ju se voit « normale »), position des plus inconfortables c’est vrai, mais position qui en définitive offre la meilleure vision car ne faisant pas fi des contradictions. Progressivement Lee Chang-Dong nous emmène à accepter cette réalité contradictoire et dérangeante, ils nous y emmène en nous aidant (trichant ?) de temps en temps comme dans cette scène dans le métro, après le karaoké, où la mise en scène d’une des transformation imaginaires de Gong-Ju abolit la distanciation aux personnages, subrepticement, comme par magie... On peut bien passer sur ces « facilités », après tout, nous sommes au cinéma...
Inutile de dire qu’au-delà de sa forme consommée au vu de ce qui nous est raconté, Oasis tient aussi par la force de l’interprétation de ses acteurs vedettes qui jouent toujours sur le bon tempo, dans la bonne gestuelle : la première fois que l’on voit Dong-Ju on lui mettrait des baffes devant tant de « bêtise », la première fois que l’on découvre Gong-Ju on se mettrait des baffes plutôt que de l’aimer...
Ressassant le thème ultraclassique de l’amour impossible dans une société rigide et conservatrice, Lee Chang-dong fait pourtant preuve d’une grande maturité et d’une grande pudeur en abordant l’histoire d’amour délicate d’un simple d’esprit avec une handicapée moteur. Le sujet a de quoi susciter des réticences, mais on s’attache presque immédiatement à ces 2 personnages en marge, qui se comprennent et s’aiment en s’affranchissant du poids du jugement des autres. Leur recherche commune de la liberté et du bonheur est émouvante, avant de se conclure malheureusement de manière un peu trop convenue.